Les laquais apportèrent un immense chou-fleur arrosé de beurre frais et magnifiquement vermeil, mais on pouvait supposer, hélas ! d’après les expériences précédentes, que ces vives couleurs indiquaient la phtisie et non la bonne santé.
Voilà ce qu’était la conversation chez la comtesse, voilà ce qu’était chez elle un banquet, même en des circonstances culinaires défavorables. Je me flatte que ma pensée selon laquelle l’Amour est le plus beau ne saurait se ranger dans la catégorie des pensées banales ; je considère même qu’elle pourrait constituer le couronnement de maint poème philosophique. Mais aussitôt un second convive, renchérissant, lance cet aphorisme que la Pitié est encore plus belle que l’Amour. Magnifique ! Et, de fait, si l’on réfléchit bien, la Pitié a une plus grande ampleur, elle couvre plus de choses de son manteau que la sublime Charité. Ce n’est pas tout : la comtesse, notre sage amphitryonne, craignant de nous voir nous dissoudre tout entiers dans l’Amour et la Pitié, rappelle les nobles devoirs que nous avons envers nous-mêmes, et c’est alors que moi, utilisant avec subtilité la rime en -lan, je me borne à ajouter : « L’Aigle blanc ». Et la forme, la manière, la façon de s’exprimer, dans la noble et élégante tempérance de ce banquet, sont vraiment dignes du fond. « Non, pensai-je ravi, celui qui n’a pas été aux vendredis de la comtesse, celui-là, en réalité, ne connaît pas l’aristocratie ! »
― Excellent chou-fleur ! murmura soudain le baron gastronome et poète, dont la voix trahit une agréable surprise.
― En effet, approuva la comtesse en regardant son assiette d’un air soupçonneux.
Pour moi, je n’avais rien remarqué de spécial dans le goût de ce chou-fleur, qui m’avait semblé aussi fade que les plats précédents.
― Est-ce que Philippe aurait... ? demanda la comtesse, dont les yeux lancèrent des éclairs.
― Il faudrait vérifier ! dit la marquise avec méfiance.
― Qu’on fasse venir Philippe ! ordonna la comtesse.
Witold Gombrowicz (Le festin chez la comtesse Fritouille, extrait)