Il y a les inventeurs lumineux dont la gloire fracassante résonne longtemps après eux dans les plaines infinies de la connaissance humaine, et puis il y a les inventeurs obscurs, les génies de l’ombre qui traversent la vie sans bruit et s’effacent à jamais sans que la moindre reconnaissance posthume vienne apaiser les tourments éternels de leur âme errante qui gémit aux vents mauvais de l’infernal séjour, sa désespérance écorchée aux griffes glacées d’ingratitude d’un monde au ventre mou sans chaleur ni tendresse.
Parmi ces besogneux du progrès, ces gagne-petit de la connaissance qui ont contribué sans bruit à faire progresser l’humanité de l’âge des cavernes obscurantiste à l’ère lumineuse de la bombe à neutrons, comment de pas prendre le temps d’une pensée émue pour nous souvenir de Jonathan Sifflé-Ceutrin, l’humble et génial inventeur du pain pour saucer?
Jonathan Sifflé-Ceutrin dont le bicentenaire des 200 ans remonte à deux siècles, est né le 4 décembre 1782 à Casuffit-les-Gonesses, au coeur de la Bourgogne gastronomique dans une famille de sauciers éminents. Son père était gribichier-mayonniste du Roi et sa mère, Catherine de Mets-du-Sel, n'était autre que la propre fille du Comte Tinue-de-Touiller-Connard qui fit sensation le soir du Réveillon 1779 à la Cour de Versailles en servant la laitue avec une nouvelle vinaigrette tellement savoureuse que Marie-Antoinette le fit mander le lendemain à trianon pour connaître son secret. "C'est tout simple, Majesté, pour changer, j'ai remplacé le chocolat en poudre par du poivre". "Voilà qui est bien, Comte Tinue-de-Touiller-Connard, continue je te dis, mais continue... Oh oui c'est bon, Oh-la-la-la-la".
Bien évidemment, l'enfance du petit Jonathan Sifflé-Ceutrin baigna toute entière dans la sauce. Debout sur un tabouret près des fourneaux de fonte où ronflait un feu d'enfer, il ne se lassait jamais de regarder son père barattant les jus délicieux à grands coups de cuillère en bois tandis que sa mère, penchée sur d'immenses poêlons en cuivre rouge, déglaçait à petites rasades de vieux Cognac le sang bruni et les graisses rares des oies de Périgord dont les luxuriantes senteurs veloutées se mêlaient aux graciles effluves des herbes fines pour nous éblouir l'odorat jusqu'à la douleur exquise des faims dévorantes point encore assouvies. Hélas, au moment du repas, la joie préstomacale de Jonathan se muait invariablement en détresse. Quand il avait fini d'avaler en ronronnant l'ultime parcelle de chair tendre que son couteau fébrile arrachait au cuissot du gibier, il restait là, médusé, pantelant de rage et boursouflé d'une intolérable frustration devant le spectacle insupportable de toute cette bonne sauce qui se figeait doucement dans son assiette, à quelques pouces de ses papilles, mouillées de désir et de sa luette offerte frissonnante d'envie au creux de sa gorge moite, dans l'attente infernale d'une bonne giclée de jus de la bête entre ses lèvres écartées !
En vérité je vous le dis mes frères, il faut être végétarien ou socialiste pour ne pas comprendre l'intensité du martyre qu'endurait quotidiennement les malheureux gastronomes de ces temps obscurs... Soumis aux rigueurs d'un protocole draconien qui sévissait jusqu'au tréfonds des campagnes où le clergé avait réussi à l'imposer en arguant comme toujours la valeur rédemptrice de la souffrance, les malheureux dégustaient leur plat de viande en sauce à l'aide de la fourchette et du couteau après qu'un décret papal de 1614 eut frappé d'hérésie l'usage de la cuillère. Pour bien imaginer la cruauté d'une telle frustration, essayez-vous mêmes, misérables profiteurs repus de la gastronomie laxiste de ce siècle décadent, essayez de saucer un jus de gigot avec un couteau ou à la pointe de la fourchette. C'est l'enfer ! C'est atroce ! C'est aussi définitivement intolérable qu'une nuit passée dans un poumon d'acier avec Carole Laure à poil couchée dessus !
Curieuse coincidence, c'est le jour même de son vingtième anniversaire que Jonathan Sifflé-Ceutrin eut l'idée de sa vie, l'idée géniale qui allait transformer enfin le supplice tantalien du festin para-saucier en délices juteux inépuisables. C'était le 4 décembre 1802. Ce siècle avait deux ans. Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte, et déjà Bonaparte perçait sous Joséphine.
Jonathan soupait au Sanglier chafouin, le restaurant en vogue du gratin consulaire, en compagnie d'une jeune camériste bonapartiste de gauche qu'il comptait culbuter au pousse-café. C'était un gueuleton banal : hors d'oeuvres variés, sangliers variés, fromage OU pain. Je dis bien "fromage OU pain". On sait qu'il aura fallu attendre 1936 et le Front Populaire pour que les travailleurs obtiennent conjointement au prix de luttes admirables les congés payés et les cantines d'usine avec fromage ET pain. En mai 68, les responsables CGT qui s'essouflaient dans leur cholestérol gorgés de Ricard à la traine des étudiants, voulurent ne pas être en reste et exigèrent des patrons la seule réforme logique après celle du fromage ET pain, le remplacement du fromage OU dessert par le tant attendu fromage ET dessert, qui aurait normalement du déboucher sur le vrai changement, c'est à dire l'abolition pure et simple de l'odieux dessert OU assiette en un nouveau dessert ET assiette, stade ultime du progrès socialiste avant la réforme des réformes, qui offrira aux travailleurs le véritable choix populaire que le grand frère soviétique a déjà mis en place : goulag ou lavage de cerveau !
Or, donc, Jonathan Sifflé-Ceutrin finissait son sanglier melba sauce grand veneur, quand le seveur, un ancien hippie de la campagne d'Egypte gorgé d'herbes toxiques et de Calva du Nil, laissa malencontreusement choir sa corbeille à pain sur la table où Jonathan commençait à baiser des yeux sa camarade pour oublier la sauce qui se figeait déjà et dans laquelle une énorme tranche de pain de campagne vint s'enliser dans un grand floc-floc grasseyant. Bon sang mais c'est bien sûr ! s'écria le jeune homme et s'emparant d'une autre tranche moelleuse, il la tendit à sa compagne qui n'était autre que Marie Curie, créatrice de la sauce du même nom, et lui dit "Marie, trempe ton pain, Marie, trempe ton pain". (...)
Pierre Desproges (Tribunal des flagrants délires)