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recettes, gastronomie et vin, histoire et économie des produits et filières, terroirs et tradition culinaires, actualité et innovation alimentaire, chefs et lieux...

Etal de fruits et légumes par Marcel Proust (A la recherche du temps perdu, extrait)

– La Valence, la belle Valence, la fraîche orange. » Les modestes poireaux eux-mêmes : « Voilà d'beaux poireaux », les oignons : « Huit sous mon oignon », déferlaient pour moi comme un écho des vagues où, libre, Albertine eût pu se perdre, et prenaient ainsi la douceur d'un « suave mari magno ». « Voilà des carottes à deux ronds la botte. – Oh ! s'écria Albertine, des choux, des carottes, des oranges. Voilà rien que des choses que j'ai envie de manger. Faites-en acheter par Françoise. Elle fera les carottes à la crème. Et puis ce sera gentil de manger tout ça ensemble. Ce sera tous ces bruits que nous entendons, transformés en un bon repas.

– Ah ! je vous en prie, demandez à Françoise de faire plutôt une raie au beurre noir. C'est si bon ! – Ma petite chérie, c'est convenu, ne restez pas ; sans cela c'est tout ce que poussent les marchandes de quatre-saisons que vous demanderez. – C'est dit, je pars, mais je ne veux plus jamais pour nos dîners que des choses dont nous aurons entendu le cri. C'est trop amusant. Et dire qu'il faut attendre encore deux mois pour que nous entendions : « Haricots verts et tendres, haricots, v'là l'haricot vert. » Comme c'est bien dit : Tendres haricots ! vous savez que je les veux tout fins, tout fins, ruisselants de vinaigrette ; on ne dirait pas qu'on les mange, c'est frais comme une rosée. Hélas ! c'est comme pour les petits coeurs à la crème, c'est encore bien loin : « Bon fromage à la cré, à la cré, bon fromage. » Et le chasselas de Fontainebleau : « J'ai du beau chasselas. » Et je pensais avec effroi à tout ce temps que j'aurais à rester avec elle jusqu'au temps du chasselas.

Marcel Proust (A la recherche du temps perdu, extrait)

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M
Quel plaisir d'entendre ce matin les cris de la rue par ces goûts amoncelés sur les charrettes des quatre- saisons. <br /> En résonance avec un extrait de lettre (1901) de Proust à Lucien Daudet:<br /> <br /> "(…), je voudrais pouvoir me rappeler pour vous le dire une bien vraie impression qu’Alphonse Daudet, déjà touché par la mort, avait ressenti, un matin déjà brûlant d’été où passant en voiture, peut’être place de la Concorde, il avait rencontré une énorme voiture de légumes. Et dans le sillage de la fraîcheur que dégageait la voiture de légumes se tenait invinciblement un petit papillon bleu, altéré d’humidité, extasié et qui à chaque changement de direction de la voiture modifiait son vol pour rester dans la zone des délices et d’imbibition. Cette histoire n’est peut’être pas grand chose mais je sais que Léon Daudet m’a souvent dit que jamais son père ne lui avait paru en communion avec la vie obscure des êtres que quand il la racontait.”
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I
La dernière phrase est un sourire à elle seule !
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