Alain Senderens a grandi à Hyères dans le Var puis il a fait ses "classes culinaires" à Lourdes avant d'entrer à la Tour d'Argent en 1963. Il gravit les échelons en passant de commis à chef rôtisseur. Entre le Lucas Carton, où il sera second de cuisine, et l'Archestrate*, son propre restaurant ouvert en 1968, se sont écoulées 4 ans de vie culinaire parisienne à plusieurs postes clés. En 10 ans, l'Archestrate acquiert une renommée mondiale et Alain Senderens présidera à sa destinée jusqu'en 1985, date à laquelle il revient au Lucas Carton en tant que chef de cuisine. Il y gagnera 3 étoiles au guide Michelin qu'il abandonnera volontairement en 2005, créant une nouvelle table "démocratisant" la gastronomie et libérée des carcans des guides. Il y confie les rênes à Jérôme Banctel et met en scène des produits de qualité moins "nobles", au sein d'une cuisine centrée sur le vin.
*Archestrate est l'auteur du premier livre de cuisine de la Grèce Antique. L'auteur donne ce nom à son restaurant un peu en hommage à la patrie d'origine de son épouse (prénommée Eventhia, très joli prenom d'origine grecque), un peu aussi en référence à la cuisine antique dont il s'inspirera avec son célèbre canard Apicius, créé dans les années 1970.Alain Senderens et le vin
Il y a une vingtaine d'années, le chemin du chef Alain Senderens croise, au Domaine la Tortinière, celui de Jacques Puisais, qui devient un peu son mentor "ès vin". L'homme est à la fois scientifique, philosophe du goût, chercheur, oenologue, membre de l'INAO et fondateur de l'Institut du Goût dont il est aujourd'hui encore Vice-Prédident, à 85 ans passés... Il est également le créateur des premières Classes du Goût mises en place en 1975 pour éduquer les jeunes palais (et depuis abandonnées, hélas). Investi dans cette recherche du goût et des alliances de saveurs, Jacques Puisais devient naturellement conseiller auprès de chefs de cuisine, restaurateurs, vignerons..
Entre les deux hommes, c'est une entente immédiate ; rapidement, auprès de Jacques Puisais, Alain Senderens comprend que sa cuisine gagnerait en profondeur si elle accompagnait véritablement les vins. Le chef va alors se former à Bordeaux, en Bourgogne. Il rencontre des vignerons avec lesquels il sympathise, comme les Perrin en Vallée du Rhône, des connaisseurs oenophiles, tel François Audouze... Dès lors, il n'aura de cesse d'élaborer des plats en partant du vin : ce sont davantage des accords vins-mets que des accords mets-vins, qui seront créées au Lucas Carton, puis au restaurant Senderens. Depuis vingt ans, Alain Senderens déguste un vin puis élabore une recette en accord. Avec le temps, certains accords ou mésalliances sont devenus des évidences.
Alain Senderens travaille comme un peintre en jouant avec les couleurs de sa palette : il a à sa disposition différentes zestes d'agrume, différents poivres, des épices et des herbes... Il compose alors sa recette comme un tableau, car ce sont les nuances de couleur qui font le tableau, et les couleurs complémentaires qui le structurent, non les couleurs primaires seules. Partant, au-delà de la viande ou du poisson, ce sont les acompagnements, les condiments et bien évidemment les légumes, qui vont jouer un rôle clé dans l'accord avec un vin. Certains vins ne supportent pas les épinards ; les asperges sont réputées des compagnes délicates etc... Sans oublier les éléments de texture (croquant, fondant, croustillant...), passerelles idéales qui conduisent l'accord.
Le chef ajuste également ses accords et les fait évoluer dans le temps. Car le vin est vivant, il se modifie continuellement et "travaille" particulièrement à certains moments de l'année, notamment aux équinoxes. Il faut donc redéguster et adapter l'accompagnement idéal, parfois à une épice près ou avec un assaisonnement franchement différent.
La cuisine d'Alain Senderens
D'une cuisine presque d'apparat au Lucas Carton, en tout cas luxueuse et répondant aux impératifs d'un 3 étoiles Michelin, Alain Senderens est passé, avec son chef exécutif Jérôme Banctel, à une cuisine gastronomique "décomplexée" à base de produits moins onéreux, "populaires", avec au final, une addition plus légère : cabillaud plutôt que turbot, huître plutôt que caviar...
NB à l'étage du Senderens se trouve le bar Le Passage qui propose un menu laissé à la discrétion du chef, en accord avec des vins proposés au verre (formule d'un rapport qualité-prix exceptionnel à Paris, testée ici).
La carte évolue selon les saisons, adaptant les produits du moment, justement condimentés pour accompagner les vins. Alain Senderens parle d'une "cuisine de courtoisie"*, au sens de l'amour courtois du Moyen-âge : dans cette relation idéale (idéalisée) entre cuisine et vin, le chef qui élabore les accords vins-mets doit le faire avec humilité, honneur, patience et maîtrise, dans le respect du vin et des produits, ce qui n'empêche pas la volupté et le plaisir !
*Il utilise aussi la métaphore de la cravate : il y a ou non accord entre la cravate et la chemise (et des deux éléments, selon le rendez-vous prévu avec un homme d'affaire, la femme aimée etc..), comme il y a accord ou non entre le mets et le vin.
La cuisine, teintées d'influences exotiques, notamment japonaise, est technique, précise : équilibre des saveurs, excellence des cuissons... (pour un aperçu de cette cuisine, je vous recommande le livre Alain Senderens et Jérôme Banctel dans votre cuisine chez Flammarion, dont est inspirée cette recette de tempura de foie gras). On y trouve toujours quelques plats "signature", tel le canard Apicius revisité (voir ci-dessous).
Avec parfois des produits d'exception... La truffe, noire ou blanche d'Alba. La truffe fait les délices d'Alain Senderens qui prend plaisir à "truffer" ou "rabasser" en bonne compagnie. Il aime déguster les deux lors d'un même repas, confronter leurs saveurs sensiblement différentes et se régaler, doublement. C'est un instant rare puisque la blanche d'Alba est plus précoce que la Mélano, si la seconde ne mûrit pas dans de bonnes conditions, ce repas "double truffe" est impossible. Pour la truffe blanche d'Alba, il confie préférer celle de tilleul, plus goûteuse, avec une glèbe (coeur) rosée voire violacée, signant une pleine maturité.
Alain Senderens est un homme doux, posé, humble, il est attentif voire attentionné, mais il transmet sa fougue, son enthousiasme sitôt que l'on parle cuisine et vin avec lui, la passion est intacte...
Portrait réalisé à partir de différents documents et sites, ainsi que d'un entretien a vec Alain Senderens, lors du concours de cuisine organisé par les vins de Gigondas. Nous y étions voisins de table puisque tous deux jurés...
Alain Senderens est à la fois un inspirateur et un guide, il est à l'origine d'une passion née il y a une douzaine d'années : depuis la parution de son livre Le Vin et la Table en 1999, je m'essaie aux accords mets-vins en partant du vin et en élaborant un mets afin de mettre en valeur le vin, de le magnifier, en suivant l'exemple du chef. Avec Eric Sapet et, plus récemment, Laurent Deconinck, Alain Senderens est pour moi un modèle et je l'en remercie.
Ci-dessous, la recette modernisée du canard Apicius d'Alain Senderens présentée par Jérôme Banctel :